Ballade pour une gardienne de musée

extrait de l’album Les adieux différés, 1999
Serge Reggiani

Paroles : Sigrid Baffert
Musique : Alain Goraguer
1999 « Les adieux différés »
© Éditions Tréma

Dans un demi-mètre carré
Sous une pomme et le Figaro
Deux ou trois uniformes,
un Thermos de café
Dort sur une étagère
une vie de porte-manteau
Pour les beaux yeux de Picasso

C’est pas signé, c’est pas sous verre
Ça porte pas la mention « fragile »
Et pourtant, regardez, ce bazar de grand-mère
Où l’ennui comme un rat a élu domicile
Parle autant qu’la peinture à l’huile

C’est fou ce qu’on trouve dans un vestiaire
D’une gardienne de musée
Faudrait qu’on songe
Ce serait une idée du tonnerre
A faire payer l’entrée

Pour visiter ce vide-poches
Ces bonbons qu’on suce sans fin
Les coupures de journaux, les miettes de brioche
Les filets de patience tricotés à la main
Et ces « je partirai demain »

Et si on mettait en vitrine
Ces solutions de mots croisés
Tout ce temps fondu comme un cachet d’aspirine
Et là, juste en dessous d’un cadre fatigué
On écrirait « ne pas toucher »

C’est fou ce qu’on trouve dans un vestiaire
D’une gardienne de musée
Faudrait qu’on songe et ça serait sûrement une affaire
A faire payer l’entrée

Dans cette petite armoire sans fond
Où palpite un cœur empaillé
Si César compilait ces revues, ces chiffons
On ferait de l’art moderne un concept branché
Avec ce fatras empilé

Bien sûr elle voudrait s’en aller
Mais dehors le monde lui fait peur
Avec tous ces touristes, pas besoin de voyager
C’est la tour de Babel, ça lui donne mal au cœur
Ici on est déjà ailleurs

Elle a mis sa vie au vestiaire
Sur un cintre pour ne pas la froisser
Qui pourrait soupçonner qu’entre deux étagères
Dorment vingt-cinq années
D’une gardienne de musée ?

 

Ici, la chronique de Gilles Rio pour RFI Musique.

 

La petite histoire :

Été 1997. Pour payer mon loyer, mes spaghettis Franprix, mes rames de papier 80g et mes cartouches d’encre, je travaille comme gardienne au musée de l’Orangerie, au jardin des Tuileries.

Étrange métier que faire les cent pas dans cette magnifique tour de Babel pour touristes avides d’Impressionnistes, entre Monet, Gauguin, Marie Laurencin et Chaïm Soutine. Beaucoup de vacataires sont étudiants, mais certains gardiens travaillent entre ces murs depuis des décennies.
Madame S., petit bout de femme d’1m50 à l’uniforme outremer et à la gouaille fleurie en fait partie. Mystérieuse madame S…
A quoi rêve-t-elle, immobile, figure hiératique posée au milieu des meubles et des Nymphéas, la main cousue à son talkie-walkie ?

Un jour, lors de ma pause, je descends me détendre au PC du musée au sous-sol, quand une vision me fige : madame S. a laissé la porte de son double-vestiaire (privilège des anciens) béant ! Je ne peux m’empêcher d’y jeter un oeil : c’est la caverne d’Ali Baba… Là s’entassent pêle-mêle vêtements, monceaux de chaussures, revues et mots fléchés, jouets de petits-enfants, tricots en friches, paquets de gâteaux émiettés, bonbons multicolores, produits cosmétiques… un véritable musée !
Très vite, une idée s’empare de moi : pourquoi n’a-t-on jamais songé à faire visiter le vestiaire de la gardienne de musée ?
Le soir même, j’écris le refrain.

La suite et la rencontre avec Claude Lemesle, qui assura avec Gérard Melet la direction artistique de l’album « Les adieux différés », est digne d’un conte de Grimm.
Mais ceci est une autre histoire…